"Ils ne me croient pas... Ils ne me croiront jamais... Pourtant, je sais que c'est vrai... Je le sais..."Sa tête frappait le mur matelassé dans une cadence qu'il était le seul à connaître, répétant, encore et encore, cette rengaine qui était l'unique chose qui franchissait le seuil de ses lèvres.
Ils avaient beau le solliciter, tenter de le ramener à la réalité, c'était tout ce qu'il pouvait dire, tout ce qu'il pouvait déclarer.
Ils le pensaient fou et ils avaient probablement raison. Pourtant, la vérité se dissimulait dans l'insensé... La vérité était là, toute proche, et personne ne la percevait... Tous refusaient de la voir...
*
Gabriel ne s'était pas toujours appelé Gabriel. Autrefois, il portait le prénom de Dorian et vivait au sein de la petite famille Ayling, une famille sans histoires. Ils n'étaient pas pauvres, ils n'étaient pas riches, ils étaient... normaux. Tout simplement normaux.
Dorian était heureux à leurs côtés. Sa mère l'élevait avec justesse et sévérité, son père était toujours présent pour lui, prêt à suspendre toutes ses activités pour l'écouter ou jouer avec lui.
Dorian était un garçon épanoui et intelligent. Il savait lire bien avant d'aller à l'école et s'amusait à dévorer documentaire sur documentaire, passionné par le monde qui l'entourait. Fasciné par l'héroïsme des pompiers, son oncle faisant parti de ce corps, il rêvait de les rejoindre lorsqu'il serait plus grand, de lutter contre ce feu qui, jurait-il en mentant quelque peu, ne l'effrayait certainement pas.
C'était une vie banale, au sein d'un foyer sain. Puis, à ses cinq ans, tout bascula.
Le jour de son anniversaire, il allumait les bougies de son gâteau, guidé par la main de son père. On toqua à la porte, les interrompant dans leur activité. Ce fut la dernière fois que Dorian vit ses parents.
Ses souvenirs de ce jour restent flous, perturbés, mais il se rappelle bien d'une chose en particulier : les bras de cet homme qui l'enlacent, ce chiffon imbibé de chloroforme plaqué contre son visage, puis le néant... Et, en ultime vision, le corps ensanglanté de ses parents... Dans sa poche, le briquet, tout ce qui lui restait de sa famille...
*
Comme tant d'autres, il avait été enlevé de son foyer pour être confié à des personnes riches, mais inéligibles pour l'adoption (en raison de crimes divers, par exemple).
Mais là n'était pas encore le moment pour lui de rejoindre sa nouvelle famille. Il fallait "l'éduquer"... Lui faire oublier tout ce qui était sa vie, faire de lui le fils d'autres personnes...
Mais Dorian était résistant, forte tête. Les coups, les maltraitances, les humiliations... Rien ne lui faisait effacer ce qui s'était déroulé. Il refusait de se soumettre, refusait de porter ce prénom qui n'était pas le sien, refusait d'être cet enfant qu'il n'était pas...
Il était seul, seul face à l'adversité, seul face à l'innommable. Il avait pourtant trouvé un allié, un bien étrange allié : le feu. Son briquet, qu'il avait précieusement dissimulé, était son unique soutien. Quand la solitude se refermait sur lui, il l'allumait et lui parlait doucement, s'adressant à lui comme il le ferait avec son papa ou sa maman. C'était sa manière à lui de résister, de tenir le coup, de ne pas oublier : le feu était sa véritable famille. Son ami. Plus tard, il devint même son amour.
Il finit par comprendre qu'il devait faire semblant. Il ne survivrait pas, s'il ne feignait d'accepter l'inacceptable. Alors, petit à petit, il fit mine de baisser sa garde, répondant au prénom de "Gabriel", se forçant à ne pas réagir lorsqu'on l'interpellait comme "Dorian", acceptant sans broncher toutes leurs consignes.
*
Bientôt, Gabriel fut confié à sa nouvelle famille, les Harmon. Ils vivaient à Gotham City, bien loin de sa ville d'origine. Des gens riches, mais qui n'avaient pas pu adopter légalement, en raison du passé criminel de Mr Harmon... Ils n'étaient pas de mauvais parents, loin de là. Mais... Mais ils avaient permis que l'horreur se produise... Ils avaient accepté, en connaissance de cause, de participer à ce crime. Et ça, Gabriel ne le leur pardonnerait jamais.
Les années passaient. Tous croyaient voir grandir un jeune épanoui et bien dans ses baskets, mais la vérité était toute autre : rongé par la haine, il attendait son heure, confiant ses doutes aux flammes, son esprit s'égarant peu à peu sur un sombre chemin.
Il bascula définitivement à ses seize ans, après une conversation houleuse avec ses "parents". Il avait tout prévu et le manoir partit en flammes, tout comme les gens qui l'avaient adopté. Lui-même avait pris la fuite, consumé par sa propre rage, se laissant dévorer par cet amour insensé que les flammes provoquaient en lui.
*
Brûler, tout brûler... Voir ces riches, qui se croyaient tout permis, partir en fumée...
Ses crimes lui valurent une petite renommée à Gotham City, les journalistes lui attribuant le surnom de "Firebug", le Pyromane. Bâtiments, personnes, animaux... il visait tout et tout le monde. Mais il fut finalement arrêté, alors qu'il tentait de s'attaquer à un énorme morceau : le manoir Wayne. Les sécurités eurent raison de lui et Gabriel, hystérique, hilare, fut directement envoyé à Arkham City.
Ses sens lui revinrent peu à peu et il tenta de s'expliquer, de confier son histoire. Mais personne ne le croyait. On disait que ses parents s'étaient "suicidés", qu'ils le "battaient" régulièrement et que c'était la raison pour laquelle il avait été confié aux Harmon. Tout semblait contre lui : son oncle avait témoigné en ce sens, probablement payé pour ce faire, il avait été le sujet de plusieurs photographies à son jeune âge, dévoilant ecchymoses, bleus, blessures diverses...
Il était seul à connaître la vérité. Une vérité qui, au fil des années au sein d'Arkham City, lui semblait s'étioler...
Quand ils estimèrent qu'il ne représentait plus un danger, Gabriel était incapable de définir précisément qui il pouvait être. Dorian ? Gabriel ? Etait-il vraiment fou ou le monde s'était-il ligué contre lui ?
A 25 ans, le doute était de moins en moins présent... Il était Gabriel Harmon, un pyromane psychotique qui se soignait et qui avait obtenu une nouvelle chance de vivre, malgré ses crimes.
Pourtant, de temps en temps, Dorian lui semblait revenir. Dorian était là, son amour des flammes, sa rancoeur, sa haine... Son désir de voir tout brûler...
Mais Gabriel ne voulait pas de tout cela. Gabriel voulait se racheter. Gabriel voulait être quelqu'un de bien. Mais Gabriel existait-il seulement ?
Qui était-il ? Qui devait-il être ?
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